L’épique massacre de Luudion

Ce matin, l’orage gronde. Ariel ouvre l’œil à l’aube, ravie. Ca fait six mois qu’elle attend ce moment : se réveiller en se disant « dans quelques heures je n’aurai aucun plan d’avenir. Je pourrai courir ventre à terre et l’écume à la bouche, sauter dans la neige maculée de sang et glisser jusqu’en bas de la montagne en vomissant mon rire, libérée en une heure d’un année de civilités, de geignardise, de fréquences radio, de têtes de cons, de temps perdu, de mathématiques, de petits papiers, libérée en une heure... Dans une heure, c’est réglé… »
Alors elle se lève, réveillant Oh Dae-Su qui ne dort pas vraiment, impatient lui aussi, et Cazaril qui non plus n’est jamais tout à fait endormi et qui l’a poussée depuis tout ce temps en avant, recentrant ses tendances nouvelles à tout politiser. Cazaril, que Maxine appelle Papa alors même qu’elle appelle Ariel sa grande sœur, Cazaril, donc, concentré comme un père. Puis elle réveille les autres : les trois mutants au sommeil lourd et Axl qui pour une fois a sombré, tremblant dans son sommeil aussi léger qu’une plume – il n’en faut pas beaucoup pour la tirer de là.
Sans un mot tout le monde remballe son sac et prépare arc et carquois. Aujourd’hui on massacre la ville de Luudion, Lëana et Alice qui font chier avec trop d’insistance et depuis trop longtemps, et tous ces inconnus qu’on n’a pas envie de connaître, dont on veut voir les tripes faire fondre la neige, les crânes se dessécher en haut d’un pieu, la peau se flétrir dans les braises, et dont par-dessous tout on veut mordre la chair, s’enivrer sans conscience du goût âcre et suave des muscles dans lesquels courrent encore les fluides qu’y répand la peur. C’est pour ça qu’on est là : à Luudion, et sur Terre, et dans une heure, on aura oublié le goût des dattes.
Puis toute la troupe sort de sa tente cachée dans la montagne. En bas, il y a du bruit, pas démesurément, et dans l’orage, rien de très remarquable, mais pour une heure si matinale, on s’étonne. Ariel prend ses jumelles : du mirador de Luudion, un cadavre est jeté par un sombre inconnu – Ariel ne se trompe pas : le petit tablier qui un jour était blanc, elle le reconnaît : c’est celui d’Alice, et il y a trop de rouge sur ce tablier blanc qui tombe du mirador avec le petit corps pour qu’on puisse un instant encore le croire bien vivant. Le gros bras doit être avec Arkham, et toujours dans les monts le tonnerre retentit.

« Fils de putes. Faites-moi plaisir, copains. Changeons un peu de programme : tuons ce gros connard qui sur le mirador vient d’élire domicile après avoir jeté à bas le petit corps d’Alice qui jamais ne pourra connaître le supplice et jamais ne verra son beau cancer éclore.
« Oui, vous m’entendez-bien : ce con a pris la proie que nous convoitions. »

Alors on s’exclame, on peste, mais assez vite on se recentre, et pleut une volée insoutenable sur le mirador. Bientôt il n’y a plus tout en haut de la tour qu’une boule d’épines, et c’est le seul procès qu’on fera à mesrine.
Car pour l’instant on serre les dents chez les Hyènes : la ville a été prise un peu avant l’aurore. On n’a rien vu venir, et si l’on veut sentir le goût qu’on veut sentir il va falloir se battre et y laisser des dents, alors on les serre, histoire de vérifier si on y tient vraiment, en tous cas on l’a mauvaise, et le spectacle des assaillants découvrant leur copain mort ne suffit pas à réjouir. Parce qu’encore une fois il va falloir penser. Encore une, fois prendre des décisions, et l’heure qu’on attend, d’heure en heure s’éloigne… Alors Ariel serre les dents.
Elle attend un moment dans les cris de l’orage, personne ne sait bien ce qu’on préfère faire, et en bas les assaillants n’ont toujours pas trouvé la source des flèches, mais ils sont alertes, et on ne les aura pas. Quand Ariel ressort de la tente, elle a enfilé le costume que lui avait offert Alice l’après midi d’avant, puis soudain sans trop bien qu’on sache plus qu’elle pourquoi, elle descend à grands pas vers la petite ville, alors les Hyènes vertes et rouges aussi sans trop être sûrs la suivent, et pénètrent incertains dans la gueule de loup, et les arcs à la main mais sans trop les brandir, s’avancent vers le groupe qui les voit venir : les assaillants d’Arkham, parce que tous les autres, on ne les regarde pas trop, c’est le supplice de tantale, on a honte.

Alors en pleine rue, le masque blanc d’Ariel, qui a eu aujourd’hui la main lourde sur le tip-ex, le masque blanc commence à fondre, et c’est un sourire imbécile qui se peint sur son visage, tiré à outrance, les yeux tremblants, les lèvres mauves dans le froid hivernal. Ses grelots tintent un peu. Elle regarde les assaillants sans trop fixer nulle part son regard qui de toutes façons ne veut pas se fixer, puis elle lance, comme sur la plaisanterie :

« Ding dong.
« C’est qui ?
« C’est Ariel.
« Ariel qui ?
« Ariel Tombale. »


« Haha. »

Là, évidemment, tout l’monde tire un peu la gueule : les Luudionniens parce que leur ville vient de se faire prendre, la bande d’Arkham qui vient de perdre un gros bras, et les Hyènes parce qu’ils ont bien compris que leur chef n’est plus tout à fait fiable, pour peu qu’elle l’ait jamais été.

« Alors y a un nouveau concierge à Luudion ? Bon ben c’est con, c’est pas aujourd’hui qu’on va manger des gens. Moi je rentre à Tombstone, je vais raser la ville. Qui m’aime me suive. »

Puis elle fait demi tour, et commence à s’éloigner.